13e rente : le peuple contre la classe dominante

Par Jean-Claude Rennwald, politologue, militant socialiste et syndical

À partir de 2026, les Suisses auront droit à une 13e rente dès le moment où ils auront atteint l’âge de la retraite, soit 65 ans. Le 3 mars, la majorité des citoyennes et des citoyens (à hauteur de 58,2 %), ainsi que celle des cantons ont accepté l’initiative en faveur d’une 13e rente AVS. C’est une victoire historique de la gauche politique et syndicale. Depuis 1948, date d’introduction de l’AVS, les forces progressistes avaient lancé une trentaine d’initiatives sur ce thème, mais c’est la première fois que l’une d’elles passe la rampe. Ce succès permettra d’augmenter les rentes de 8,3 %, soit 200 francs par mois pour la rente maximale. Ce résultat n’est pas seulement celui de la gauche, car plusieurs sections cantonales de partis bourgeois avaient décidé de soutenir cette initiative ou de laisser la liberté de vote, notamment dans le Jura, où le projet syndical a obtenu le meilleur résultat du pays (82,5 % de oui). La victoire est d’autant plus totale que  les Suisses ont aussi rejeté, par 79,7 % des voix, l’initiative des Jeunes libéraux-radicaux, qui visait à porter l’âge de la retraite de 65 à 66 ans, voire davantage selon l’évolution démographique. Ici aussi, le canton du Jura est sur la première marche du podium (85 % de non) !

Quadruple clivage

Même si la Suisse est moins divisée que d’habitude, ce scrutin fait apparaître quatre clivages :

• Linguistique. Il n’y a pas eu de Röstigraben, mais le oui a atteint 71 % au Tessin et 75 % en Suisse romande, alors qu’il est à peine supérieur à 52 % en Suisse alémanique.

• Politique. Le poids du oui va de pair avec la force de la gauche. Dans cinq cantons romands, le oui est supérieur à 70 %, alors qu’il n’est que de 64,7 % en Valais, là où la gauche est plus faible que dans le reste de la Romandie. Et plus la syndicalisation est importante, plus le oui est élevé.

• Générationnel. Plus des trois quarts des retraités (78 %) ont glissé un oui dans l’urne, alors qu’ils ne sont que 40 % parmi les 18-34 ans.

• Social. 69 % des gens qui gagnent 4’000 francs par mois ont dit oui. Le oui baisse jusqu’à 39 % chez les personnes qui gagnent 16’000 francs et plus par mois.

Protection des CCT

Ces deux résultats contrebalancent en partie l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes approuvé en septembre 2022, alors que le rejet de l’élévation de l’âge de la retraite aura un effet protecteur pour les conventions collectives (CCT) qui connaissent des systèmes de retraite avantageux : construction (retraite à 60 ans), plusieurs branches de l’artisanat et l’horlogerie. La participation au scrutin a été plus élevée qu’à l’accoutumé, puisqu’elle a atteint 58 %, et rarement une campagne politique avait atteint une telle intensité. Il faut remonter aux scrutins de 1992 sur l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE, refusée) ou à celui de 1989 sur l’initiative « Pour une Suisse sans armée » (acceptée par les seuls cantons de Genève et du Jura) pour retrouver un tel intérêt de la population.

L’arrogance des nantis

Le score très élevé de l’initiative montre que la 13e rente correspond à un besoin profond, ce que n’a pas compris la classe dominante. Celle-ci s’est confinée dans une attitude de mépris, en refusant, l’année dernière, une hausse de 7 à 14 francs par mois des rentes AVS, alors que l’inflation devenait douloureuse, et en investissant, dans cette campagne, trois à quatre fois plus d’argent que les syndicats. Cette arrogance a atteint son point culminant avec la lettre que cinq anciens conseillers fédéraux bourgeois ont adressé à des centaines de milliers de Suisses, les invitant à ne pas se lancer dans une « aventure ». Mais en oubliant de dire qu’ils touchent une rente de 20’000 francs par mois ! On espère que la droite ne manifestera pas la même arrogance lors des débats relatifs à la mise en œuvre de la 13e rente, les deux options retenues jusqu’ici pour son financement étant soit une augmentation des cotisations salariales, soit une hausse de la TVA, celle-ci impliquant une votation à la double majorité du peuple et des cantons ! Opposée à l’initiative au nom de la collégialité, Elisabeth Baume-Schneider devra ici travailler avec le même objectif que les auteurs de l’initiative. Une raison essentielle du succès du 3 mars réside dans le fait que la gauche a été profondément unie. L’Union syndicale suisse, les autres organisations de salariés, le PS, les Verts, le Parti ouvrier et populaire (POP) et l’extrême gauche, mais surtout leurs militants, ont marché main dans la main. Une leçon à retenir pour l’avenir ! Ce tournant devrait aussi servir de tremplin pour gagner d’autres batailles, notamment la votation de juin sur l’allégement des primes d’assurance maladie (ne pas dépasser 10 % du revenu) et celle qui aura lieu dans la deuxième partie de l’année à propos de la dégradation du 2e pilier.

Publiée dans Le Quotidien jurassien, le vendredi 15 mars 2024, p.2 / Tribune de Jean-Claude, Rennwald, politologue, militant socialiste et syndical

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